Roger Humbert – Roger Humbert – Des images qui stimulent l’esprit
L’œuvre de Roger Humbert (1929-2022) en fait un pionnier de la photographie suisse. Sa devise, « Je photographie la lumière », résume parfaitement son exploration artistique de l’interaction entre le sujet et l’objet, la matérialité et la conscience et donc entre la physique et la métaphysique. Les photographies de Humbert sont par conséquent aussi une investigation de ce qui existe au-delà du monde naturel sensible et de ce qui touche aux interrelations de l’être.
À ses yeux, l’univers d’émotions, de représentations et de perception des spectateur·ices joue un rôle aussi essentiel que le sien. Autrement dit, leur expérience de la contemplation complète les objets photographiques qu’il conçoit. Ce doublement des processus de construction subjective de sens fait ainsi partie intégrante de sa philosophie.
Humbert crée la plupart de ses « images qui stimulent l’esprit » dans la solitude nocturne de la chambre noire. À partir de 1959, les expérimentations non reproductibles avec des pochoirs, qui servent à l’artiste de générateurs d’images avant l’heure, donnent naissance à des photogrammes et à des luminogrammes uniques. Dans les années 1960, il invente la « photographie concrète » avec René Mächler, Rolf Schroeter et Jean-Frédéric Schnyder, qui reste jusqu’à aujourd’hui un mouvement reconnu de la discipline.
L’exposition présente un tour d’horizon de l’œuvre de Roger Humbert, dont une grande partie est conservée depuis 2007 à la Fotostiftung Schweiz. Elle ne montre pas seulement la photographie sans appareil photo, mais aussi des séries avec lesquelles il documente le monde des objets. Sa fascination pour le travail de nuit et avec la nuit se manifeste également dans plusieurs séries réalisées avec appareil et flash. Ses photographies de voyage témoignent, quant à elles, de sa curiosité inextinguible pour le monde.
Nonagénaire, Humbert se tourne avec enthousiasme vers la capture numérique de la lumière. Les photographies concrètes digitales de son œuvre tardive bouclent ainsi la boucle en le ramenant à ses débuts. La mise en perspective de ces dernières œuvres avec ses premières expériences lumineuses analogiques illustre les ambitions de Humbert et révèle l’entrecroisement de la création artistique et du travail de photographe de commande, qu’il a longtemps pratiqué avec succès dans son propre studio bâlois.
Un catalogue portant le nom de l’exposition paraît aux éditions Vexer Verlag en coopération avec le musée Turm zur Katz à Constance. (LW)
Photographies en noir et blanc
Dans les années 1950 et 1960, Roger Humbert utilise à Bâle, comme dans ses voyages, un appareil photo 6×6 et exploite le format carré des photos pour créer des compositions raffinées, dans lesquelles il joue avec les contrastes de la netteté et du flou, de la lumière et de l’ombre, mais également avec les lignes claires. Il opère ensuite un tri drastique parmi les séries de vues pour ne continuer à travailler qu’avec un petit nombre d’entre elles, qui, la plupart du temps, forment une suite thématique.
Outre des photographies d’Italie et d’enfants, il s’agit avant tout de vues de l’Académie de la Grande Chaumière à Paris. Cette école d’art privée, fondée dès 1904 par les Suissesses Martha Stettler et Alice Dannenberg à Montparnasse, et dont Meret Oppenheim, notamment, a été une élève, existe toujours aujourd’hui et a longtemps été l’académie la plus célèbre de la capitale française. Roger Humbert s’y rend à plusieurs reprises et photographie les ateliers et la cour intérieure. (BS)
Italie
Roger Humbert voyage régulièrement en Italie en compagnie de sa femme, Ann, et emporte souvent un Minox dans ses bagages, avec lequel il crée une ample série. Ce Minox est l’appareil le plus minuscule au monde. Lancé sur le marché dès 1936, il devient surtout en vogue après-guerre et jusque dans les années 1970. Son format miniature permet de prendre des photos en passant largement inaperçu, ce qui explique aussi que les tirages révèlent leur instantanéité. Roger Humbert exploite l’imperfection technique propre aux négatifs Minox pour produire des clichés qui illustrent un moment fugace, des contrastes vibrants et une Italie qui n’a rien à voir avec le pays touristique du Grand Tour. Comme s’il voulait accroître encore les problèmes techniques, il travaille parfois en fort contre-jour et réalise une série de vues dans un restaurant où les serveurs se métamorphosent en êtres lumineux déambulant dans les salles, tels de bons génies. (BS)
Voyages
Roger Humbert est un grand voyageur. Dans les années 1970, il visite notamment Moscou et Leningrad (Saint-Pétersbourg), les États-Unis, la Tunisie, la Thaïlande, l’Égypte, les îles Canaries ou encore la Chine. Ces périples sont illustrés dans des séries plus ou moins vastes de diapositives couleur, pour part au 35 mm, pour part au format carré moyen.
Cependant, Roger Humbert n’est pas de ceux qui « mitraillent » et fixent la totalité du voyage sur la pellicule, bien au contraire : il se concentre sur quelques rares aspects et objets. Aux États-Unis, ce sont le Golden Gate Bridge et le Chinatown de San Francisco qui le fascinent, en Égypte, principalement les pyramides de Gizeh et son Sphynx, en Chine la vie quotidienne et la production industrielle. La série des images chinoises est de loin la plus volumineuse et se distingue par une utilisation pointue des couleurs, le bleu et le rouge avant tout. Bien qu’il ait publié en 1979 une sélection thématique de ses photographies de Chine sous le titre « Kinder in China » [Les enfants en Chine] dans le Basler Magazin, ses photos couleur restent quasi inconnues jusqu’à récemment. Humbert attend les dernières années de sa vie pour faire de nouveaux tirages et les présente pour la première fois en 2020 dans une exposition organisée à BelleVue à Bâle. (BS)
Photogrammes
Les photogrammes, que Roger Humbert crée à partir de 1949, représentent sans conteste son ensemble majeur et sont confiés dès 2007 à la Fotostiftung Schweiz. Il les conçoit dans son atelier de publicité et dans une cave de sa maison, spécialement aménagée à cet usage. Il reste fidèle à cette technique pendant des années, affine les procédés de fabrication et les étend également à des formats d’une taille exceptionnelle. Il déclare ainsi que, « entre les années 1950 et 2000, il a produit des photogrammes avec des sources de lumière expérimentales et des éléments formels. Dans son laboratoire, il joue avec la photographie et, à l’aide de pochoirs, trames et cartes perforées, tente de déterminer ce que cela signifie de capturer photographiquement la lumière. » Les photogrammes sont un champ d’expérimentations perpétuelles : Roger Humbert modifie la taille des tirages et la densité des objets photographiés, a parfois recours à des structures nébuleuses pour, presque dans la veine de l’avant-garde des années 1920, travailler ensuite avec des objets aux contours nets. Un autre fait vient témoigner de la centralité des photogrammes dans sa photographie : lorsque l’artiste remet les originaux à la Fotostiftung, il réalise des petites copies de toutes les images qu’il monte sur des fiches, en indiquant leur taille et la manière dont il convient de les accrocher. (BS)
Île Marken
« Île Marken dans le Markermeer – Hollande septentrionale. Appareil Nikon, photos prises à ouverture maximale, 2 flashs Braun reliés dans l’obscurité totale. 5 degrés en dessous de zéro ». C’est ainsi que Roger Humbert décrit la série de photographies captivantes en noir et blanc qu’il prend au cours d’une seule nuit en 1968. Des moines se sont installés dès le XIIIe siècle sur l’île Marken, séparée par le Zuiderzee de la terre ferme à laquelle elle n’a aucun accès pendant des siècles et que les impressionnistes découvrent au XIXe siècle. Depuis la construction d’une digue en 1957, les touristes affluent sur l’île, célèbre pour ses costumes traditionnels et l’architecture en bois typique de ses maisons de pêcheurs. Ce sont elles qui retiennent l’attention de Roger Humbert : en pleine nuit, il illumine littéralement les contrastes des façades en bois, peintes en blanc et en couleur sombre, à l’aide de flashs électriques et les immortalise avec son 35 mm. Humbert tient particulièrement à cette série, qui comprend au total plus d’une vingtaine de clichés, et il en tire des épreuves en différents formats. (BS)
La photographie concrète à l’heure numérique
Un jour, Roger Humbert a évoqué ses photographies concrètes en ces termes : « Nous en arrivons aux travaux numériques de la ‹photographie concrète›. Ces photographies que vous voyez ici ont été prises avec un appareil facile à manier. Elles sont tout aussi ‹non figuratives› que les photogrammes analogiques. Ce sont des formes et des réfractions de la lumière qui sont traitées avec les mêmes objets transparents que les photogrammes. Cet ensemble d’œuvres a trait à la proposition ‹visualisation de la pensée. La vue au-delà de l’espace visuel›. Il s’agit d’un espace visuel subjectif, qui est en réalité un champ perceptif ancré dans notre cerveau. » Ce qui intéresse Humbert dans les photographies, c’est donc la perception humaine, côté sujet, et la lumière, côté objet, qui constituent les deux pôles de son travail expérimental non représentatif. Il dit explicitement que « la qualité mystérieuse de la lumière est au centre » de ses photographies concrètes numériques. « Elle est aujourd’hui explorée à l’aide des nouvelles techniques photographiques numériques. » Sa série Quant pousse encore plus loin, puisque les images montrent désormais des effets photoélectriques sur des semi-conducteurs. Nous voyons des processus quantiques dans des appareils photo – et nous nous rapprochons ainsi un peu plus de la lumière. (BS)
Le maniérisme dans la photographie
En 2015-2016, Roger Humbert crée une série de photos avec appareil qu’il intitule Manierismus in der Photographie (Le maniérisme dans la photographie). Comme presque systématiquement dans ses travaux tardifs, il écrit au crayon à papier la série dans laquelle elle s’insère au dos de chaque tirage. En parlant de « maniérisme », il choisit non seulement sciemment une époque spécifique de l’histoire de l’art, mais veut explicitement tisser un lien avec la peinture. Certains de ces clichés montrent des détails de peintures célèbres, qu’il reproduit parfois à partir d’ouvrages illustrés, pendant que d’autres partent de photographies antérieures de sa propre collection pour tester de nouveaux angles. Humbert s’attache à une « manière » spécifique de contempler les choses et à revisiter la photographie entendue comme médium : en tant qu’objet et procédé. Dans cet esprit, il travaille aussi avec des objets qu’on utilise dans la chambre noire, par exemple des gants blancs et du papier photo, et avec des procédés photographiques tels que les agrandissements, un faisceau de lumière crue ou des miroirs. (BS)
La magie des objets
Au milieu des années 2010, Roger Humbert redécouvre la couleur, que ce soit pour ses photographies expérimentales et non représentatives, qui misent désormais sur des couleurs vives, ou pour celles ne se composant parfois que de deux aplats monochromes, à l’instar de la série Subjektive Fotografie (Photographie subjective) de 2013. Tandis que ses photogrammes tendent souvent vers la peinture de Pollock, ces images-ci rappellent les tableaux de Mark Rothko. La série Magie der Gegenstände (Magie des objets) date de la même époque. Roger Humbert y dresse comme un portrait, cette fois-ci extrêmement figuratif, de choses utilitaires banales, telles qu’une plume, une voiture miniature ou un morceau de savon. Il adore chiner et ne rentre presque jamais les mains vides. Il choisit ensuite méticuleusement l’endroit idéal dans son appartement, principalement dans sa cave. La photographie ne rend pas uniquement hommage à la magie des objets du quotidien, elle peut les créer grâce à une mise en scène spécifique : une revalorisation photographique du monde des objets. (BS)
Auteurs : Bernd Stiegler (BS), Lars Will